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19 juillet 2010 1 19 /07 /juillet /2010 16:20

 

 

  4-2

 

   Bar à Charlie.

   Un peu plus loin, à l'affût, un mec se cache. Guette. Epie. Un mec tout seul, devant absolument vérifier une information qu'on venait à peine de lui transmettre, Jimmy.

   Ayant quitté sa meute pour régler un problème.

- Qu’est-ce qu’on fait ?

- On attend que ch’revienne, trouduc !

Un problème de famille. Une question de respect. Une affaire d'honneur. Une histoire personnelle.

 

   Prévenu par une frangine qui tapinait dans le quartier.

   Little Mary, la mère de Babe.

   - Sssst !

   Seule sur un banc. La crotte d'argent en aluminium accrochée au bout du nez. Les yeux charbonneux. Le rouge à lèvres violacé. Les fesses moulées dans un mini-short de plastique orange.

   Assise en tailleur. Sentant le parfum tourné. Cherchant à appâter un gibier. Laissant entrevoir sa petite culotte affriolante de fine dentelle noire ou de nylon rose chair. S'éventant les aisselles et diffusant ses phéromones pour attirer les mâles qui traînent aux alentours.

   - T'as la trique, honey ?

   Chaussant de vieilles platform-boots. Rouges-vernies. Hautes de 14,9 centimètres. Assorties à la couleur de sa bouche. Usées par les trottoirs. Et qui couinent à chaque pas.

    - J'te suce la queue ? Vite fait ?

   De la sueur lui coulant entre les seins.

 

   Planqué derrière un réverbère, trapu, bandé, la caboche en triangle, les petits yeux sournois, Jimmy se cache, scrute et piste un couple de promeneurs, Jodi et Manya. Le traqueur retient sa respiration, ouvre son couteau à cran d'arrêt, en aiguise la lame, se tripote un piercing à l'oreille, se caresse les couilles et se décoince les roustons pour préserver la qualité de ses spermatozoïdes blancs étatsuniens.

   Protestants, intégristes et isolationnistes.

 

   Jimmy guette ses proies…

   Et se laisse lui-même surprendre par Bill Parker, l’encaisseur teigneux, l’ex-footballeur professionnel, alias Shock and Awe, alias Search and Kill, alias Blind Killer. Le méchant qui le cherchait avec la rage.

   - On te tient, sac à merde !

   Brusquement interpellé. Bousculé. Secoué. Rudoyé. S'affaissant sur le sol. Relevé par le col. Immobilisé contre un mur. Lame dans les reins. Cellulaire arraché et jeté au loin. Volée de coups de poing au bide et sur la gueule. Coups de pied dans le tabernacle. Coups de tête, de coude, de genou. Coups de casque donnés par les motards invités à la curée.

  

   Un quinzaine de mecs et de gonzesses, plus ou moins défraîchis, assistant au massacre.

   - Restez en dehors de ça !

   Des fumeurs. Des patriotes et des chrétiennes qui commencent à travailler aux premières heures et se préparent à boire un premier café. A demi réveillés. Des chrétiens et des patriotes qui terminent de travailler aux dernières heures et achèvent de boire un dernier whisky. A demi endormis. Des flambeurs de rue et des vendeuses à la sauvette. Des ivrognes et des droguées. Des voyeuses et des exhibitionnistes. Quelques rôdeurs aux intentions obscures. Des filles qui discutent boulot avec le passager d’une limousine. Un vieux mendiant, que tout le monde appelle Colonel Will et qui s’arrête, un instant, de gratter sa washboard…

   - Te mêle pas !

   Regardant. De loin. Pour ne pas déranger. Se taisant. Tirant nerveusement sur leur clope. Se rongeant les ongles des doigts. Se mordillant les lèvres. Se lissant les poils de la moustache. Se mettant à couvert derrière une voiture ou dans une encoignure. Se gardant bien d'intervenir. Essayant de comprendre ce qui se passe.

   Street entertainment ? Manifestation syndicale ? Théâtre de rue ? Crise d'épilepsie ? Prédication sauvage ?

   Rentrant à l'intérieur du bar à Charlie. Ou bien d'un snack 24 hours dans lequel Vince Hutchinson assure le service de l’aube. Ou bien se dispersant dans les rues latérales, quittant précipitamment les lieux, disparaissant dans les couloirs du métro, cessant d'exister, n'ayant pas été présents, nulle part, jamais, en aucune circonstance.

 

   Totalité de la scène discrètement filmée, dans l'obscurité, par Andy Myers, un chasseur d'images qui passe son temps derrière la fenêtre de sa cuisine, épiant les faits et gestes des promeneurs et des glandeurs, observant les allées et venues des dealers et des filles, surveillant les déplacements des limousines, des ambulances et des voitures de police, mâchonnant du chewing-gum à la nicotine, prenant des notes sur de petites fiches blanches ou quadrillées, se curant le nez, pressant le déclencheur de son appareil, enregistrant  sur cassettes les grands et petits événements du quartier à l'aide d'un caméscope avec zoom, télécommande et possibilité de branchement d'un micro extérieur.

   - Ça permet de capter le son à proximité du sujet, d'enregistrer toutes les conversations !

   Par curiosité, pour ses archives, pour alimenter ses fantasmes. Pour écrire un vrai roman. A l’ancienne. Noir comme la vie des hommes. Avec des agressions, des meurtres, des coups de matraque et des cassages de gueule, des poubelles renversées sur les trottoirs, des trafics de drogue, des viols et des kidnappings, des hamburgers et du ketchup, des nichons arrosés au champagne, des baskets sans lacets, des rockeurs et des rappeurs, des flics et des putains.

   Ou pour se faire du lard.

 

   Dow-Jones refluant à 9.783 points.
   Incendie dans un dépôt d'épaves de voitures. 

   Hululement des sirènes de pompiers.

 

4-3

  

   - Clap ur hands !

   Bouche de métro. Bousculades. Attroupement.

   Eldridge, le crâne rasé, la barbe grisonnante, monte sur une chaise,

interpelle les passants, frappe dans les mains.

   - A quoi ça nous a servi d'avoir eu de bonnes manières ?

   - A rien !

   - A quoi ça nous a servi d'avoir chanté le blues et loué le Seigneur ?

   - A rien !

   - A quoi ça nous a servi d'avoir levé la main et demandé la permission de parler ?

   - A rien !

   - A quoi ça nous a servi d'avoir rédigé des manifestes, distribué des tracts, investi des écoles, manifesté dans les rues, défilé devant des résidences officielles de gouverneurs, déposé des couronnes de fleurs au pied des monuments publics, glissé des papillons sous les essuie-glaces des limousines, marché sur la capitale ?

   - A rien !

   - A quoi ça nous a servi d'avoir monté des projets, signé des pétitions, serré la pince des politiciens, pris la parole dans des conventions ?

   - A rien !

   - A quoi ça nous a servi d'avoir contenu notre colère et muselé nos enfants ?

   - A rien !

   - Où ça nous a mené ?

   - Nulle part !

 

   Eldridge harangue une centaine de personnes, scande des slogans, ponctue ses phrases en frappant dans ses mains.

   Baskets brunes et gants noirs. Chemise en denim avec des renforts au coude.

   - Où pourrions-nous nous barrer si on devait s'tailler ailleurs ?

   - Nulle part !

   - Où pourrions-nous nous enfuir ? Où pourrions-nous nous cacher ?

   - Nulle part !

   - Quel pays nous accueillera ?

   - Aucun !

   - Qui nous recevra dans sa maison ?

   - Personne !

   - Qui nous donnera à manger ?

   - Personne !

   - Qui nous offrira à boire ?

   - Personne !

   - Et à quoi ça nous servirait de nous tirer d'ici ?

   - A rien !

   - A quoi ça nous servirait d'aller crever ailleurs ?

   - A rien !

 

   Portant des jeans kaki, aux bords retournés, Eldridge ameute les gens qui l'entourent, lève le poing, prêche, éructe, foudroie.

   - N'est-ce pas vrai ? Eza boye te ?

   - C'est ainsi !

   - Quel sauveur appeler à notre secours ?

   - Aucun !

   - Quel tribunal saisir  ?

- Aucun !

- Devant quel juge plaider ?

- Aucun !

   - Quel recours introduire ?

   - Aucun !

   - Quel Dieu invoquer ?

   - Aucun !

   - Dieu d'en haut ?

   - Jamais !

   - Dieu d'en bas ?

   - Non plus !

 

   Policiers. Sirènes.

   Les poulets lancent des appels radios. Les regards de l'assistance se font narquois, hostiles.

   - Où vivre en sécurité ?

   - Nulle part !

   - Qui nous protègera de la police ?

   - Personne !

   - Où porter plainte ?

   - Nulle part !

   - Qui prendra notre défense ?

   - Personne !

   - Où se mettre à l'abri ?

   - Nulle part !

   - Qui nous écoutera ?

   - Personne !

 

   Quelques passants, des Blancs aux yeux blonds, pris à partie par la foule, rasent les murs et se sauvent à toutes jambes. Queue basse, oreilles rabattues, crotte au derrière.

   Invectivés. Houspillés. Conspués. Chahutés. Bousculés

   Des proprios, des boutiquiers, des usuriers. Des explorateurs et des missionnaires, des analystes et des investisseurs, des diamantaires et des mercenaires, des développeurs et des humanitaires. Des touristes culturels et des organisateurs de safaris sexuels dans de pittoresques ghettos dont les trottoirs sont réputés abonder en gibier exotique et affriolant.

   - Toleki bango ?

   - Toleki bango ! Toleki bango ! On les dépasse !

   - Ata ndele mokili ekobaluka ! Tôt ou tard la vie changera !

   - Ata ndele ! Ata ndele ! Tôt ou tard le monde se transformera !

   - Eza boye te ?

   - Eza boye ! C'est comme ça ! C’est ainsi !

   - On s'est fait posséder ! On s'est pris le mur dans la tronche ! On s'est fait avoir jusqu'à l'os ! On s'est fait duper, embobiner, mener en bateau ! Jusqu'à quand va-t-on se laisser piétiner ?

   - Plus jamais !

   - Tango ekoki ! Il est temps d'agir ! On ne peut plus attendre ! Ça doit changer ! Ça va changer ! Liloba eza mokuse ! Assez de paroles, passons à l’acte ! All the power to the people ! Tout le pouvoir au peuple ! Que ceux qui sont d'accord avec moi lèvent la main !

   Tous lèvent la main.

   - Bien dit ! Well said !

   Flics en civil, déguisés en journalistes, filmant la scène et prenant des photos.

 

   Le grand gaillard agite son public, le porte à ébullition, l'invite à l'action, le pousse à la révolte.

   - Sommes-nous du chewing-gum ?

   - Non !

   - Sommes-nous de la bouse de vache, du lisier de porc, de la pisse de bouc ou du crottin de cheval ?

   - Non ! Non !

   - Sommes-nous de la chiure de mouche, de la morve de chien, de la bave de chameau, des menstrues de crocodile ?

   - Non ! Non  ! Non !

   - Sommes-nous des animaux ?

   - Non ! Non ! Non ! Nooon !

   - Sommes-nous des êtres humains ?

   - Oui ! Oui ! Ouui ! Ouuui ! Ouuuui !

 

   Eldridge ne tenant plus en place. Levant le poing gauche. Brandissant le V de la victoire, index et majeur écartés.

   Le public prenant feu, rugissant, basculant.

   - Jusqu'à quand va-t-on se laisser entuber ?

   - Plus jamais ! Toleki bango ! Toleki bango ! Ces salauds de patriotes et de chrétiens, c'est rien d'autre qu'un tas de merde ! Un sacré foutu paquet de merde puante ! On les vaut cent fois ! On les dépasse ! On les vaut tous !

   - Va-t-on continuer à se laisser enculer ?

   - Plus jamais ! Plus jamais ! Toleki bango ! Ata tokufi, on s'en fout ! On peut crever, on vaut dix fois plus qu'eux ! All the power to the people ! Tango ekoki ! Tango ekoki ! Le moment est venu ! Tout doit changer ! All the power to the people !

 

 

   Finalement, le bruit d'une rame sur le point de s'arrêter réveille tout le monde.

   - Aidez-moi ! Aidez-moi ! Aidez-moi contre les flics ! gueule Sam Tucker.

   Quelques jeunes gaillards provoquent une bousculade, arrachent Sam Tucker des mains des cognes et l’entraînent avec eux vers les quais.

   Les flics  réagissent aussitôt. Avec violence. Dégainent. Menacent. Hurlent.

   - Stop ! Arrêtez ! Arrêtez ou on vous plombe !  Bougez pas ! Que plus personne ne bouge ! Pas de mouvements brusques ! Tournez-vous ! Gardez les mains en l'air ! Ecartez les jambes ! Couchez-vous ! Sur le ventre ! Bras en T !

 

   Klaxon annonçant la fermeture des portes.

 

   Jodi presse Manya de la suivre :

   - On y va, Man, j'ai mal à la tête, j'ai mal au dos, j'ai les jambes en comporte et je me sens très fatiguée. Les gens s'énervent et les flics cherchent la bagarre, tu l’vois bien. Ça risque de très mal tourner.

   - …

   - Méfie-toi des provocations de la police, Man ! Foutons l'camp d'ici tant qu'il est encore temps !

   - ...

   - Viens ! On va chez moi, beau gosse ! J't'embarque ! J't'amène visiter mon palais ! Coma ! said Jodi, smiling

   - ...

   - N't'en fais pas, beau gosse, c'est tout près d'ici . Juste le temps d'une cigarette ou d'une tasse de café.  Deux ou trois stations à peine. Et pas trop loin de la gare routière. Coma !

   Bruit, lointain d'abord, puis de plus en plus proche, de sirènes de voitures de police venues à la rescousse. Autopompes. Fourgons. Ambulances.

   - On en a marre d'se faire pisser dans la gueule ! On en a marre d'être pris pour des cons ! Le temps est venu de casser les vitrines de leurs foutues banques de merde et de leurs boutiques de luxe ! Et les pare-brise de leurs limousines d'enculeurs de merde ! De chier dans leurs assiettes de porcelaine en plastique ! De dégueuler sur leurs pelouses synthétiques et de se moucher dans leurs chemises de soie artificielle ! De mettre le feu à tout ce satané foutu pays de merde dans lequel nous sommes assignés à naître, à vivre et à crever ! Et dont nous ne sommes même pas propriétaires ! Ce n'est pas vrai ?

   - C'est vrai !

   - Où porter plainte ?

   - Nulle part !

   - Qui nous écoutera ?

   - Personne !

   - Tolembi ! Ekoki boye ! Tango ekoki ! Qu'on s'empare de leurs matraques et qu'on les leur enfonce dans le cul ! Qu'elles leur ressortent par la gorge, les yeux, le nez et les oreilles ! Toniata bango lokola nioka ! Ecrasons-les comme des serpents !

   - Bien dit ! Tango ekoki ! Tango ekoki ! Le moment est venu !

   - Qu'on déclare la guerre à ces enfoirés ! Qu'on leur fasse la peau ! Qu'on prenne leurs armes et qu'on les flingue ! Qu’on braque leurs Twin Towers ! Qu’on casse la gueule à Bugs Bunny ! Qu’on lui fasse péter ses deux grandes dents de devant ! Et que s’effondrent les termitières ! Ce n’est rien d’autre que de la légitime défense ! Nuke them ! There is no alternative !

 

 

 

   Officiers de police et snipers se postant sur les toits des immeubles. Armés de talkies-walkies et de fusils à lunette. Signalant les regroupements suspects. Contrôlant les mouvements de la foule qui jette des pierres sur les forces de l’ordre, tambourine sur des casseroles et brandit des chaussures pour chasser les intrus du quartier. Ordonnant des interventions au sol.

   Stations de métro fermées. Barricades installées à des points stratégiques. Carrefours bloqués. Embouteillages et concerts de klaxons.

 

   Coups de semonce.

   Un type prend peur, trébuche, chute lourdement. Sa tête heurtant violemment la bordure du trottoir. Vertèbre cervicale brisée. Fracture de l'arrière du crâne.

   - Oh merde, le con !

   Un vendeur à la sauvette, portant un blouson de faux cuir sur le bras et courant vers les quais, Sam Tucker ? Un grand gaillard, le crâne rasé, la barbe grisonnante, debout sur une chaise, levant le poing et haranguant les passants, Eldridge ? Un looser faisant la manche devant une boîte de nuit, Colonel Will ? Un pépé qui court sur le trottoir, hagard, claudiquant, n'arrêtant pas de se retourner et de regarder derrière lui, Vieux Jésus ?

   - The hell with him !

   - Amen !

   Noix de coco fêlée pissant de l'eau rosâtre. Perdant ses eaux par tous les orifices. Les yeux, le nez, la bouche et les oreilles.

   - Mais cachez-moi ça en vitesse, bordel !

   Une bâche jetée sur le corps. On dissimule le cadavre à la vue des curieux. Mouvements de fièvre et de panique. Passants se réfugiant dans des entrées d’immeubles. Bousculades devant les bouches de métro rendues inaccessibles.

 

   Sirènes hurlantes. Gyrophares. Appels par haut-parleur. Aboiements d'un mégaphone. Chef de la police ordonnant la dispersion des manifestants et l'arrestation des agitateurs.

   - Cette manifestation est illégale ! Cette manifestation est illégale ! Veuillez vous disperser ! Circulez ! Dégagez ! Dégagez ! Dégagez ! Dispersez-vous immédiatement ! Ordre du Maire ! Circulez !

   Violents incidents entre la foule et les hommes en bleu qui s'efforcent de la contenir. Insultes racistes. Provocations. Crachats. Bras d'honneur. Jets de briques, ramassées sur un chantier. Et de caillasse. Et de gravats. Vitres d'un autobus volant en éclats. Lancers de cendriers, de chaises métalliques, de bouteilles d'acide, d'extincteurs à poudre, de couvercles de poubelles, de queues de billard, de fléchettes à pointes métalliques. Catapultage de boulons et de billes d'acier. Cannettes de bière et vieux fers à repasser jetés depuis le cinquième étage d'un immeuble délabré. Palettes de bois et pneus brûlés pour créer un écran de fumée. Panneaux de signalisation arrachés. Flics des unités anti-émeutes baissant la visière de leur casque, se déployant en éventail, bouclier au poing.

 

   Un dénommé Andy Myers, chasseur d'images, se penche à la fenêtre de sa cuisine, mâchonne du chewing-gum à la nicotine, prend des notes sur de petites fiches blanches ou quadrillées, se  cure le nez, presse le déclencheur de son appareil, enregistre sur cassettes les événements du quartier.

 

   Charges massives et brutales. Lance-patates mis en action. Tirs de gaz lacrymogènes pour contenir la foule et disperser les protestataires. Groupes de jeunes gens refluant, les yeux rougis, se dispersant. Se regroupant, boutant le feu à des conteneurs, attisant les flammes avec des bombes aérosols, détruisant des boîtes aux lettres d'agences bancaires. Grenades incapacitantes explosant à l’intérieur d'un bar. Tabourets, tables, chaises, flippers, jackpots et juke-boxes renversés. Passages à tabac. Interpellations musclées. Coups de matraque s'abattant sur les crânes et les épaules. Coups de boucliers. Mise en batterie des lances à eau et ouverture des vannes.

 

   Contre-attaque populaire.

   Potagère, fruitière, céréalière.

   Bombardement de melons, de pastèques et de citrouilles. Oeufs tombant des balcons. Tomates blettes.

   Epis de maïs et cossettes de manioc. Bananes plantain. Concombres. Pili-pili en poudre.

   Ballons remplis de peinture rouge, d'excréments humains ou d'huile de moteur usagée.

 

   Policiers lapidés et molestés.

   Vitrines d'un drugstore descendues à coups de pierres. Boîtiers de commande des rideaux métalliques démontés. Vidéos de surveillance déconnectées. Téléphones arrachés. Etagères et comptoirs culbutés. Caisses forcées. Tiroirs retournés. Débris de verre crissant sous les pieds. Emeutiers prenant la fuite en emportant des imprimantes couleur à jet d'encre, des scanners, des consoles de jeux et des télévisions, des magnétoscopes, des lampes à bronzer, des caméscopes avec stabilisateur d’image, des frigos portatifs, des télescopes, des fours à micro-ondes, des synthétiseurs stéréo 73 touches, des calculatrices scientifiques à 10 chiffres et 160 fonctions, des baladeurs numériques et des traducteurs 7 langues, des cellulaires et des appareils photos résistant à l'eau et à la poussière, des jumelles de vision nocturne, des PC portables, des cartouches de cigarettes, des caisses d'alcool, des CD de hip-hop, de house et de salsa, de la bouffe et tout ce qui peut faire de la maille.

   Porte d'un salon de coiffure fracturée. Et d'une agence de voyages. Saccage d'un showroom, d'un hôtel, d’une boutique de prêts sur gages et d'un temple 24 hours. Devanture d'une bijouterie mise en pièces à l'aide d'un pied-de-biche. Abris saccagés. Enseignes lumineuses réduites en miettes. Deux fourgonnettes de presse mises à l'envers et détruites à coups de barres de fer et de battes de base-ball.

   Conducteurs agressés. Antennes arrachées. Rétroviseurs fracassés. Pare-brise pulvérisés. Pneus crevés au couteau. Automobilistes prenant la fuite en abandonnant leur voiture au milieu de la chaussée.

   Hélicoptères de la police et des chaînes de télévision locales volant à basse altitude et tournoyant au-dessus de la foule. Projecteurs de 20.000 watts. Emeute filmée et diffusée en direct.

   - Breaking news !

   Bennes à ordures, cabines téléphoniques et kiosques à journaux incendiés. Programmes de TV interrompus pour diffuser en direct les images de l'événement. Crépitement des flashes. Jeunes gens, le visage caché par un foulard ou couvert d'une cagoule noire, armés de gourdins et de frondes, escaladant les voitures en stationnement, jetant des cocktails Molotov et des préservatifs remplis d’un mélange explosif, crevant les lances des pompiers, mettant le feu à un caddie de supermarché abandonné par Kevin Jones, rempli de paquets de bidoche emballés dans des sacs en plastique et de vieux journaux.

   Et le lançant en direction des flics.

   Incendie se déclarant sous le capot d'un véhicule de commandement des forces de police et se propageant à l'habitacle. Pneus réduits à l'état de chewing-gum. Lourde fumée noire. Images de l'émeute relayées sur les écrans des PC mobiles des forces de l'ordre. Visionnées. Enregistrées.

   - N'importe quoi pour passer à la télé !

   Carcasses en flammes formant une barricade.

   Autopompe s'approchant prudemment. En marche arrière. Pour pouvoir dégager rapidement.

 

   Rod Coffman, un flic particulièrement agressif et hargneux, faisant tournoyer sa matraque, poursuit imprudemment un jeune garçon qui l'a traité de Tamère et

   - Ngai nabebi ! Je suis foutu ! s’écrie le gosse en courant. Lelo nakokufa ! Aujourd’hui, ça va être ma fête !  Sûr que j’vais y passer !

   se retrouve séparé du reste de la bande. Soudainement. Coincé sous un porche.

   - Ta pute la mère ! Ta pute la mère ! J'la nique ta pute de mère ! enrage le flic.

   Un costaud, surnommé Muhammad Ali, s'interpose

   - Tika mwana ! Laisse le môme tranquille !

   et fait passer le kid derrière lui.

   - Kobanga te, p'tit frère ! N'aie pas peur, on est là pour te défendre !

   Encouragé et applaudi par une foule enthousiaste qui l'invite à frapper le cogne et à lui régler son compte.

   - Beta ye ! Frappe-le !

   Dansant devant le flic.

   - Ça va s'couer ! Grave !

   Volant comme un papillon. Piquant comme une abeille. Interpellant la foule.

   - J’lui explose la tête ?

   - Boma ye !

   Portant de violents coups de poing dans la figure du cogne.

   - J'lui baise la gueule ? Naboma ye ?

   - Boma ye ! Boma ye !

   Double crochet du droit. Uppercut.

   Souffle coupé, Rod Coffman titube, chancelle, vacille, perd son casque, laisse tomber sa matraque et

   - Recule ! Recule, gros tas de merde puante, recule !

   - Boma ye ! Boma ye ! Boma ye ! Boma ye

   reçoit un coup de boule en pleine tronche. Kamo. Mortel.

   Souffle coupé, le flic titube, trébuche, s'étale de tout son long, groggy, et

- T'es nul, Robocop ! T'es totalement nul !

est aussitôt récupéré par les siens : Mike Cooper, Ed Jaskar et les autres.

   - Okufa ! Que tu crèves ! T'es rien d'autre, finalement, qu'un gros tas de ferraille rouillée !

 

   Mom and Pop stores descendant leurs volets d'acier. Ou tirant en vitesse les grilles barrant les portes d'accès. Chaînes de vélo. Pics à glace. Démonte-pneus. Nouvelle salve de grenades en tous genres. Aveuglantes. Assourdissantes. Harcèlement des cognes par plusieurs groupes de quatre à cinq mecs, cagoulés, très mobiles, agissant en commandos, utilisant des cellulaires. Entrepôts et supermarchés pillés par la foule en colère. Rideaux métalliques enfoncés. Vol de prothèses de jambe dans le local d'une ONG humanitaire.

    Canalisations rompues, déversant des trombes d'eau sur le trottoir et dans les rues.

    Un flic hospitalisé, Rod Coffman. Le visage tuméfié, les arcades déchirées, la mâchoire pétée, le cartilage du nez cassé.

 

   Etat d'urgence décrété par le Maire. Couvre-feu imposé dans tout le quartier.

   - Zero tolerance !

   Une quinzaine de personnes arrêtées. Yeux bandés. Bras entravés. Ou poignets liés aux chevilles derrière le dos. 

   - Zero tolerance !

   Prisonniers plaqués contre le mur ou jetés au sol.

   - Down ! On the ground !

    Fouillés à la pointe des fusils ou des mitraillettes.

   - Don’t move !

    Bousculés. Recouplés. Enchaînés les uns aux autres.

   - Zero tolerance !

   Policiers exerçant une "violence légitime" sur des suspects ligotés. Les tirant par les cheveux, les traînant dans des fourgons, les amenant au commissariat n°70, les photographiant de face et de profil,  les enfermant dans des placards grillagés.

   - Zero tolerance !

   Haies d’honneur. Giffles. Croche-pieds et coups de crosse. Claquettes sur les oreilles. Coups de poing au visage et dans la poitrine. Lunettes jetées à terre. Montures piétinées. Coups de pied dans les jambes ou dans le bas du ventre. Fouilles au corps. Visages tuméfiés. Plaies ouvertes.

   - Zero tolerance !

 

   Interdiction de téléphoner. Interdiction de faire appel à un avocat ou à un médecin. Interdiction de parler. Interdiction de rire. Interdiction de chanter. Interdiction de se moucher. Interdiction de pisser. Privation de sommeil. Privation de nourriture. Privation d’eau. Confiscation de l’argent, des montres, des lacets, des ceintures et des gourmettes.

   Réveils en pleine nuit. Appel des présents. Arrachage des ceintures. Vêtements déchirés. Descente des jeans. Coups. Insultes. Pompages. Commentaires obscènes. Fellations forcées. Chantages à la seringue ou au chalumeau.

   - Ata ndele !

   Examen rectal pour faire chier les couteaux à cran d'arrêt et

   - Ata ndele !

   les hosties actives emballées dans des capotes et

   - Ata ndele !

   pour diminuer les mecs et

   - Ata ndele ! chantent-ils.

   humilier les gonzesses.

   - Ata ndele ! Ata ndele ! chantent-elles.

   Anus défoncés à la matraque électrique.

   - Ata ndele mokili ekobaluka  ! Tôt ou tard la vie changera !

   Odeurs d'huile de moteur grillée, de viande limée, de merde brûlée.

   - Ata ndele mokili ekobaluka ! Tôt ou tard le monde se transformera ! chantent les captifs.

 

   Prisonniers présentés à un juge de nuit. Dans un tribunal 7/24. Ouvert 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24.

   Expédiés au centre de détention de Rikers Island, sur l'East River.

   - Ata ndele Mundele akosukuana ! Tôt ou tard le Blanc sera vaincu ! chantent les captifs dans une langue inconnue de leurs gardiens.

 

 

4-4

 

   Dans une encoignure, entre deux poubelles, sentant le parfum tourné, une femme luciole, en corsage vert acide, bouche ventouse fluorescente, yeux charbonneux, anneaux aux oreilles, crotte d'argent en aluminium au bout du nez, barrettes accrochées aux arcades sourcilières, se prépare à éponger deux caves, sautille sur de vieilles platform-boots couinantes, rouges-vernies, hautes de 14,8 centimètres, assorties à la couleur de ses lèvres, usées par les trottoirs, se tortille, s'efforçant vainement d'ouvrir la braguette de son mini-short de plastique orange.

   Déraillement de la fermeture à glissière. Touffe de poils pubiens coincée dans la tirette.

   De la sueur lui coulant entre les seins.

   Elle insulte copieusement Cousin Gabe et Bon Papa Joe, vétérans décorés des guerres néo-impériales étatsuniennes et

   - C'est pour ça que vous êtes venus m’voir ? Ou pour m’donner des nouvelles de Babe ?

   qui attendent, en laissant de la bave suinter de leur gueule, qu'elle se mette en position et

   - Pffft ! Pour qui vous m'prenez les mecs ? Elle a vach'ment grandi, Little Mary ! Elle assure, maint'nant !

   qu'elle leur tende son cul.

   - Mais… Mais enfin, not’gamine… T'es toujours not’gamine, non ? T’es toujours not’petite Marie, non ?

   - Pffft ! Elle a changé, Little Mary ! Elle gère ses ressources et elle évalue ses performances, tout'seule, comme une grande ! Elle fixe les termes de ses contrats et passe ses marchés elle-même, Little Mary !

   - Mais enfin, p'tite Marie…

   - Elle a intégré l'économie marchande, Little Mary ! Elle ne fonctionne plus aux sentiments ! Elle copule au rendement ! Elle fait d'l'argent, Little Mary !

   - Mais enfin, p'tite …

   - Elle est dev’nue la seule propriétaire de ses fesses, Little Mary ! Elle travaille plus pour des p'tites culottes et des boutons d'braguette, Little Mary !

    - Mais enfin, not’gamine...

   - Pffft ! Je n'suis plus vot'gamine! C'est bien fini tout ça ! Ce s’ra le même service et l’même tarif pour tout le monde, compris ? On prend son ticket, on fait la file et on attend son tour, compris ?

   - M'enfin…

   - Et on paie à l'avance ! Compris ?

   La regardant se contorsionner. Affichant sur leurs tronches de ploucs véreux un sourire blet de citrouille égorgée. Subjugués par la beauté du serpent corail. Et ça leur fout une trique d'enfer.

   - Dis-nous combien tu veux alors, not’gamine ? s'impatiente Bon Papa Joe.

   - Combien j'prends ? Vingt dollars pour la bouche, trente pour le con et quarante pour l’anus. Prix serrés, Honey ! Prix d’famille !

   - Yeah ! Quarante dollars pour le trou de balle ? C'est pas cadeau ! Tu m'dis quarante, moi j'te dis vingt-cinq !

   - Bon, allez, soixante-cinq pour vous deux, prix de groupe. Et c'est bien parce qu’on s’connaît !

   Convulsionnés, tremblant de tous leurs muscles, menaçant d'ex-

   - J'n'en peux plus, j'n'en peux plus ! C'est moi qui tire le premier, Joe, tu permets ? Tu permets ? trépigne Cousin Gabe.

   ploser, manquant dé-

   - Tu f’rais mieux de m'donner un coup de main, Honey, si tu veux que j’te vide les bourses et que j't'envoie au plafond ! s'énerve Little Mary.  

   charger dans leur froc.


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 Didier de Lannoy
 delannoydidier@gmail.com



Après avoir, au Congo, mis le feu à tous ses manuscrits comme on brûlerait ses vaisseaux, Didier de Lannoy, en rentrant de son très long séjour africain, s’est dit qu’il était temps désormais de retrouver le chemin de l’écriture.
Après quelques nouvelles publiées dans diverses revues et un premier roman dont le titre provocateur (« Le cul de ma femme mariée ») prouvait que son auteur n’avait pas l’intention de rejoindre le club des écrivains bien pensants, Didier de Lannoy rédigea une première version de « Jodi, toute la nuit » qui fut adaptée à la RTBF par Violaine de Villers. Lors de cette expérience radiophonique, la comédienne Yolande Moreau interpréta le personnage de Jodi que l’on retrouve avec infiniment de plaisir dans ce roman étrange à plusieurs voix dont le style semble s’improviser au rythme d’un blues obsédant...

Alain Brezault

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