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19 juillet 2010 1 19 /07 /juillet /2010 16:26

 

Ceci est l’histoire de Jodi. Thriller politico-érotique étatsunien, virtuel et mystique ? Pulp magazine en noir et blanc, snuff-movie ou BD japonaise ? Avec quelques noms-clefs. Pour surfer. Sur fond de bière et de whisky, de blues et de sundama, de hip-hop et de house, de crack et d’ecstacy, de trash music et de gangsta rap. Entre tout et rien, amour et perversité, clip et farce, puzzle et jeu de piste, manifeste et mascarade, cuistrerie et piraterie, collage et façadisme, branlette et muflerie, érotisme juvénile et délinquance sénile, stéréotypes et chausse-trapes, enchaînements funestes et contradictions grossières, aphasie et logorrhée, chewing-gum et pied de nez, lieux communs et faux-semblants, outrance belge et brosse à dent chinoise, désuétude et prémonition, conte noir et roman de fées, parodie et tragédie, cartoon et wildlife, strip-tease amateur et apparition mariale. 

 

 

3-1

  

   - Clap ur hands !

   Eldridge descend de l'estrade.

   Applaudissements. Brefs. Sans rappels. Quelques sifflets émanant d'un groupe de congressistes. Badgés et cocardisés. Prothésistes dentaires, pétroliers du Texas ou chirugiens-plasticiens.

   - C'est nul ! C'est totalement dépassé ! C'est complètement ringard ! C'est de la merde totale ! Ça ne ressemble à rien  ! It Sucks !

 

   Eldridge s'adresse aux spectateurs.

   - Et maintenant, mesdames et messieurs, je vais faire circuler la corbeille parmi vous. La corbeille, c'est normal. C'est comme au temple. Mais dans ma corbeille, mesdames et messieurs, j'aimerais bien que vous mettiez cinq dollars. Ou dix dollars. Ou vingt dollars. Ou même cent dollars. Ou même plus, parce que moi, je n’suis pas l’officiant d’une église épiscopale d’Upper West Side ni d’une synagogue d’East Village, je ne fais pas du bizzness, moi.

   Les congressistes manifestent leur désapprobation. Bruyamment.

   - Bullshit ! Connerie ! Indécence ! Impudence ! Inconvenance ! Blasphème ! On n’a jamais vu ça !

   Eldridge s'énerve.

   - Je suis marié, moi. J'ai des enfants à nourrir, moi. Je ne fréquente pas les cercles huppés de Upper East Side. Je n'habite pas un appartement de luxe sur la bordure ouest de Central Park. Ni  sur Park Avenue. Ni sur Madison Avenue. Je ne fais pas mes courses à la 57e Rue Est. Je n'emprunte pas le Washington Bridge tous les soirs, pour rentrer chez moi, dans une belle villa avec jardin d'hiver, piscine privée, tennis couvert et femmes de ménage hispaniques non déclarées.

   - Enfoiré ! Andouille ! Hippie ! Rappeur ! Slammer ! Zoulou !

   - Je ne suis pas né sur un plateau de cinéma de Hollywood ou sur une table de jeu d'un casino de Las Vegas, moi  ! Ni dans un champ de pétrole de Port Arthur ! Ni sur un terrain de golf de Georgie ! Ni dans une éprouvette du Centre for Reproduction Medicine and Infertility de Manhattan !

   - Extravagant ! Choquant ! Grotesque ! Ridicule ! Débile ! Immature ! Infantile !

   - Je ne suis même pas né dans une famille de la upper middle class africaine-américaine de South Orange, moi ! Pas même sur la moquette pourrie d'un mobile home minable d'un quartier sinistre de la banlieue d'Atlanta, moi ! Ni dans une réserve indienne de Californie ! Ni dans un champ de pastèques de l'Alabama ! Ni dans un logement social de Loïsada ! Ni dans le quartier dominicain de Washington Heights !

   - N'importe quoi !

   - Ni même sur un lit de fer d'une baraque de Clarksdale, dans le delta du Mississippi, moi ! Comme Robert Johnson, John Lee Hooker ou Muddy Waters ! Au milieu des champs de coton ! Dans la chaleur et la poussière ! Sous un toit de tôle ! Sans draps ! Sans couverture ! Sur un sommier !

   - Misérabiliste ! Victimiste ! Islamiste ! Pacifiste ! Doloriste ! Panthériste ! Paupériste ! Communiste !

   - On m'a forniqué sur un matelas de boîtes en carton, moi ! A même le sol ! Sur la toiture-terrasse d'un immeuble du Bronx, pittoresque ghetto de Gotham City, moi ! Je suis un enfant du viol, moi ! Cocksuckers ! Bande de faux culs ! Connards de friqués !  Enculeurs de merde ! Pourritures ! Je ne suis pas un enfant du fric, moi.

   - Honte ! Ignominie ! Scandale ! Sacrilège ! Infamie ! Obscénité !

   - Et encore moins un enfant de l'amour, moi ! Je suis un malheureux évènement que personne n'attendait, moi !

   - C'est intolérable ! C'est inadmissible ! Ça dépasse tout ce qu'il est permis d'entendre !

   - Mesdames et messieurs, laissez-moi vous dire que je vous hais !

   - Emeutier ! Anti-américain ! Anti-patriote ! Cosmopolite ! Incivique ! Extrémiste ! Terroriste !

   Eldridge pète complètement les plombs

   - Et que je vous souhaite tous les malheurs !

   et fout le camp

   - Je ne vous aimerai jamais !

   sans dire au revoir. A cran.

 

3-2

 

   Linda demande à Jodi de faire diversion et

   - Vas-y ! Enchaîne !

   lui donne une claque sur les fesses et

   - Vas-y ! C'est ton jour !

   la presse de commencer à chanter.

   - Vas-y, Jodi ! Vite ! Enchaîne ! C'est ton jour de chance ! J'reprends ton service !

   Jodi monte sur scène, ondule des hanches, esquisse un pas de danse, retend une corde de sa guitare, lance quelques notes, tire sur son mégot et l'écrase aussitôt, s'ébouriffe la tignasse, relace ses baskets, suçote la branche intacte de ses manettes, plaque un accord, occupe l'espace, plisse les lèvres, attaque et

   - J'me demande …

   adresse un large sourire au public

   - J'me demande si les vers de terre ont un nombril !

   qui, aussitôt se tait, se calme, attend, écoute.

   Un sourire à l'aveugle que Manya capte, bloque, s'approprie. Le sourire attendrissant d'une jeune  louve myope.

   Des grévistes, fatigués de promener leurs pancartes et d'agiter leurs calicots, descendent dans la cave, s'asseyent, se paient un verre ou se le font offrir par Linda, se tassent, somnolent, écrasent.

 

   Jodi n'a pas vraiment de voix. Mais elle a du texte et un excellent micro.

   Et des seins.

   Deux grands bols de seins d’une livre chacun. Remplis. Tendus. Au miel et à la cannelle.

   Jodi se demande si les vers de terre se déhabillent quand ils sortent de la mine et qu'ils remontent à la surface du sol.

   - J'me demande s'ils délacent, dénouent, dézippent leurs jeans de velours mauve, se déhanchent, lentement, d'un air condescendant, s'déboutonnent, s'contorsionnent, jouent d'la cornemuse ou de l'accordéon, font sauter leurs pressions, suggèrent, titillent, irritent, agacent, perdent des couches de peau, énervent et insultent leurs adversaires, les provoquent et les aguichent, jouent d'la flûte et du tambourin, s'extraient langoureusement de leur ultime vêtement comme une serpent change de pelure.

   Waow !

   Deux grosses jattes de vrai lait de ranch du Midwest. Durcies. Dressées. Avec un fond de cognac. Des alambics à parfums de contrebande et

   des fesses chaudrons

   - J'me demande si les vers de terre ont des racines.

   Waaoow !

   pleines de soupe chaude, à la bière brune et à la couenne de lard fumé.

   - J'me demande si les vers de terre ont un trou d'balle.

   Waaaooow !

   Elle porte des jeans. Très étroitement. Violacés. Veloutés. Incrustés de perles et de franges. Et un pull-over porté à l'envers. Montant. Moulant. Bandant. Et un regard.

   Un regard.

 

   Sonné. Flashé. Maté. Manya est complètement accro.

   De l'intestin au cerveau. En passant par la rate, les amygdales et les filets nerveux qui courent le long de sa colonne vertébrale.

   Manya déchire un coin de nappe en papier. Griffonne quelques mots. Fait passer un message à Jodi.

   Intoxiqué. Contaminé. Foie arraché. Coeur mis à rôtir au bout d'une pique.

   L'invitant à venir boire un verre. Avec lui. Après le spectacle. En salle ou au bar. Face à face.

 

   Jodi chante sa propre histoire. Elle sourit, elle se marre et ça grince. Elle raconte sa vie. En chantant.

   Elle raconte qu'elle a des dettes. Elle raconte qu'elle ne se trouve pas mal foutue mais qu'elle n'est pas la plus jolie et qu'aujourd'hui elle a le blues. Elle raconte qu'elle a peut-être du talent mais qu'elle n'a jamais su se foutre à poil à temps, au bon moment, devant le bon chrétien. Et qu'elle n'a pas non plus envie de monnayer son cul, de payer son loyer ou de régler les notes de Consolitaded Edison en posant nue pour des calendriers de truckers. Ou de tourner dans des films pornos.

   Salves d'applaudissements. Murmures réprobateurs.

   Elle se demande si l'amour ça existe encore.

   - Je l'ai perdu, je l'ai cassé ou on me l'a volé ?

   Elle raconte qu'elle adore déballer son sac de blèmes devant un thérapeute ou devant un public de personnes inconnues.

   - Obliger des chrétiens qui ne m'ont jamais vue à ouvrir et à lire mon courrier. Déposer mon tas de linge sale sur la table de leur cuisine. Faire le tri. Séparer c'qui est encore mettable de c'qui doit être jeté immédiatement. Conserver c'qui peut encore servir et c'qu'on peut essayer de réparer.

   Mais elle ne voit pas son thérapeute très régulièrement.

   - J'peux pas toujours régler les passes.

   Mouvements divers. Turbulences.

 

   Jodi raconte qu'elle avait un animal de compagnie. Et aussi un mec de compagnie. Et qu'elle vient de virer son jaloux et

   - Wouais, hier soir.

   que son rat a disparu.

   - Wouais, Crazy Rat. C'est ainsi qu'on l'appelait.

   Exclamations. Railleries.

   - Mais Crazy Rat n'était pas un stupide animal de laboratoire, maigre, triste, drogué, dévoré par les virus et les bactéries, qui se s'rait soustrait à ses obligations scientifiques, aurait réussi à s'évader du bagne du Guantanamo et se s'rait planqué chez moi. Y n'faut surtout pas croire ! Crazy Rat n'était pas un condamné à mort en cavale. Ni même un de ces affreux rat d'égout qui rackettent les caves et les rigoles. Crazy Rat était un rat affectueux, gai, bien en chair, bon vivant, un rat de société qui adorait se glisser dans mes vêtements, un vrai rat blanc aux beaux yeux roses, un rat de bonne famille. Acheté en magasin. Vacciné. Tatoué. Diplômé. Parfumé. Avec facture, certificat d'origine, laisse en cuir vert et collier antipuces. Portant le numéro 310-0643772-69. Un surmulot, âgé de moins d'un an, même pas châtré, à peine pubère et déjà complètement taré.

   Agitation. Tumulte. Sifflets. Le public interpelle la chanteuse, veut plus de détails, réclame des précisions.

   - Wouais, j’vous jure ! Un vrai taré ! Et même que, ces derniers temps, Crazy Rat avait des états d'âme, si vous voyez c'que j'veux dire ! Et même qu'y s'endormait dans mes baskets, pissait au pied d'mon frigo et s’faisait les dents sur la télécommande de la téloche, me mordillait les lèvres et les oreilles, testait mon rouge à lèvres et mes crèmes de beauté, s'cachait sous ma chemise et cherchait à m'tirer le lait des seins ! Et même qu'y s'glissait dans ma p'tite culotte et avait sacrément tendance à prendre mon anus pour l'entrée principale du village souterrain d'une colonie de chiens de prairie !

    Explosions de rire. Clameurs d'indignation. Chahut magistral.

   - Vous avez déjà vu ça, des trucs pareils, un rat domestique, issu des meilleurs greniers d'la haute société bostonienne ou des caves à vin climatisées de la classe moyenne aisée de Jefferson City, élevé dans les combles de la chapelle d'un collège de Jésuites du Michigan, ayant suivi des cours de savoir-être dans les beaux quartiers de Philadelphie et qui, brusquement, s’met à perdre toute sa bonne éducation ?

   Tollé général. Emeute.

   - Y a quelqu'un dans la salle qui n'aime pas mon rat ? Y a quelqu'un qu'mon rat dérange ? provoque Jodi.

   Le public applaudit, conspue, enrage, approuve, s'émeut, bat des mains, crie, se déchaîne, exige des éclaicissements.

   Jodi explique que son type, un jour, le jaloux avec qui elle vivait, ce débile profond

   - Par machisme ordinaire ?

   avait voulu se venger de Crazy Rat

   - ou par humanisme primaire ?

  et n'avait rien trouvé de mieux à faire que de

   - Wouais, un soir qu'j'étais partie bosser

   lui couper les moustaches.

   - Wouais, avec un scalpel ou un rasoir. Ou un couteau à cran d’arrêt. Et d'un côté seulement Et mon thérapeute m'a dit qu'ça suffirait à expliquer les troubles piskologiques de l'animal. Et qu'y s'agirait de réactions comportementales de peur déjà observées chez de nombreux mammifères domestiques. Et que j'n'avais qu'à mettre Crazy Rat sous piskotropes. Et qu'tout rentrerait bientôt dans l'ordre.

   Jodi raconte que son rat en était devenu complètement maboul. Et qu'un jour il avait disparu.

   Et qu'il ne répondait plus à ses appels. Et qu'elle s’en était inquiétée. Et qu'elle avait cherché Crazy Rat dans tout l'immeuble. Et qu'elle avait frappé à toutes les portes, sonné à tous les boutons de sonnettes, glissé un mot dans toutes les boîtes aux lettres. Et qu'elle avait même promis une récompense.

   Jodi raconte que son type n'avait pas voulu participer aux recherches. Et qu'il avait haussé les épaules. Et qu'il lui avait raconté des craques. Et qu’il avait prétendu que Crazy Rat avait sûrement été croqué par un chat gras, épais, lourd, obèse, tatoué, baptisé, stérilisé, narcissique et agressif qui n’aurait pas reçu sa ration quotidienne de pâtée humide. Ou par ses cousins d’égout qui passent leur temps à fouiller les poubelles entreposées dans le couloir d'entrée. Ou par une belette d’appartement... Et que son type s'était même permis de ricaner méchamment. Et qu'elle avait pris ça très mal. Très mal. Très mal. Vraiment très mal. Et qu'elle avait décidé de se débarrasser de son adversaire sexuel.

   - Y a quelqu'un qu'ça choque ? J'avais raison ou j'avais pas raison ? Quand un sexe amical se transforme en sexe hostile, on le jette, non ? C'est une question de survie, non ? Ça pose un problème à quelqu'un ? défie-t-elle à nouveau le public.

   Et qu'elle avait viré son jaloux, son Jimmy.

- Wouais, le jour même ! se marre-t-elle

   Et ça grince

 

   Jodi s'apaise et

   le public se

   calme.

   Jodi sourit. Tristement. Elle se retient de mordre. Elle raconte qu'elle aimerait changer d'air, rencontrer d'autres personnes, vivre ailleurs, mourir autrement, avoir soif ailleurs, se péter la gueule autrement, parler ailleurs et se taire autrement. Elle raconte que, certains jours

- J'ai le coeur, parfois, qui coince.

   l'envie lui prend de tout arrêter, d'enfiler une barboteuse à petites fleurs bleues ou une robe de tulle rose et de jouer aux billes de verre sur le tapis élimé du hall d'entrée d'un vieil hôtel de plage d’Atlantic City, de disposer des foulards de soie dans des pots, des bocaux et des flacons et

   -  Comme on fait des bouquets !

   de se rouler dans l'herbe et

   - J'voudrais que les herbes soient folles ! Encore plus folles ! Toujours plus folles !

   de s'imprégner d'odeurs de pollen, de pluie et de soleil et

- J'ai le coeur, parfois, qui pique.

   de regarder passer des nuages de toutes les couleurs.

- Vous pouvez pas savoir !

   Elle raconte qu'elle voudrait ne plus avoir d'histoire personnelle, d'habitudes et de coutumes, d'identité, de sexe, d'hérédité, de lieu de naissance et d'appartenance ethnique, d'origine familiale et de couleur politique, de dossier ou de fiche à son nom, d'adresse postale et de numéro de sécurité sociale, d'anciens camarades de lycée et de voisins de palier, d'assiette à table et de siège réservé, de mémoire, de code barre, de mode d'emploi, de manuel d'entretien, d'étiquette de traçabilité.

   Elle raconte qu'elle ne voudrait pas ressembler à sa reum, à son repeu, à Hillary Clinton, à Janis Joplin ou à Angela Davis ou à qui que ce soit d'autre.

   - Cos I'm free ! said Jodi, smiling.

   Elle raconte qu'elle voudrait voyager en oiseau. Etre enlevée par un vent de Patagonie. Donner le tournis aux aiguilles d'une montre. Fomenter des rêves subversifs. Arriver à demain. Jouir dans d'autres langues. Quitter la nature humaine. Sortir de son espèce. Devenir autre chose. Se métamorphoser en pétale de fleur de cerisier du Japon. Porter des ailes aussi douces et légères que la toile d'une araignée. Naître de l'eau et du feu. Etre la fille d'un papillon qui

   -  Wouais, d'un papillon inconnu !

   viendrait d'ailleurs mais pas de n'importe où.

   - Wouais, du Congo, de Java ou des îles Salomon !

   Jodi chante la complainte du petit cheval de bois qui meurt calciné dans l'incendie de la maison de ses parents. Et ça grince. Elle chante la complainte de l'oiseau des rues, espiègle et insolent, qui se fait attaquer par une meute de chats errants, abandonne son arbre et ses buissons, se réfugie dans une volière et s'enferme à double tour derrière des barreaux rouillés. Et ça grince. Elle chante la complainte de l'escargot poursuivi à dos d'éléphant par une sangsue affamée et qui se fait écraser par un chasse-neige en traversant la Fifth Avenue en dehors des passages pour piétons. Elle se marre. Elle chante la complainte de l'épouvantail qui, par temps d'orage, met ses vêtements à l'abri dans un sac en plastique, se retrouve complètement à poil et se fait verbaliser pour exhibitionnisme par le shérif du comté. Elle se marre.

   - J'voudrais que mon coeur explose !

 

   Jodi sourit. Elle raconte qu'elle voudrait de nouveau tomber amoureuse.

   - A vif, à nu, comme on plonge dans une mer déchaînée, comme on s'jette la tête contre un mur, les poings dans les poches et les yeux fermés.

   Elle raconte qu'elle est bien décidée à changer de vie. Et à se choisir un nouveau voyou. Au culot. Au hasard. A l'aventure. Sans projet. Sans avenir. Gratuitement.

   - Wouais, ou une nana, pour changer, qui me soignerait les bleus de la tête et du cul. Elles sont vach'ment plus cool que les mecs. Et plus exactes aussi. Et plus tendres. Et moins égoïstes. Et plus caresseuses aussi. Et y paraît qu'je les attire comme les intestins affolent les mouches à merde ! se marre-t-elle en cherchant Linda des yeux. Ou comme les cercueils soûlent les goules !

   Et ça grince.

   Elle annonce qu'elle a pris le parti de tomber amoureuse sur le champ.

   - Tout de suite. A l'instant. Et pour au moins deux jours. Et surtout deux matins. A paresser sous un duvet. Avec breakfast préparé et servi au lit par le coquin ou la coquine que j'me serai choisi et qui me chérira. Elle se glissera dans mon lit, il y passera toute la nuit et elle ne prendra pas la fuite le lendemain matin. Il ou elle. Elle et lui. Et je leur apprendrai à bien me faire l'amour.

   Elle précise qu'elle ne peut plus attendre.

   - Sa bouche effleurera mes lèvres et mes narines. Ses mains feront le tour de mes hanches et caresseront la courbe de mes seins. Ses doigts compteront un à un les poils de mon pubis. Son oreille, délicatement posée sur mon bas-ventre, écoutera avec ravissement le bruit des gaz et des liquides qui se déplaceront à l'intérieur mes boyaux, si vous voyez c'que je veux dire.

 

   Jodi sourit. Elle raconte qu'elle doit faire réparer ses manettes. Et qu'elle doit aussi régler quelques notes en retard de téléphone et d'électricité. Et verser au moins trois mois de loyer à son propriétaire.

   Et qu'elle devrait changer les serrures de la porte d'entrée de son palais. Et qu'elle n'est pas bricoleuse. Et qu'elle n'a pas les moyens de se payer les services d'un serrurier.

   Elle raconte qu'elle n'a jamais su aimer à jeun, à froid, sans boire et sans fumer, sans être saoule ou shootée, sans fantasmes et sans délire. Elle raconte aussi qu'elle n'est pas prête à accepter la selle et le mors, qu'elle ne porte pas de collier entre la tête et les épaules et qu'aucun chrétien ne la tient en laisse.

   - J'me demande si les vers de terre ont un tour de taille. Et comment on s'en empare quand on veut les niquer. J'me demande si les vers de terre ont un cou, des tétons, des anses ou des poignées d'amour.

   Elle raconte qu'elle fonctionne à l'intuition, à l'impulsion, aux crépitements de son coeur et aux gargouillements de son estomac. Elle raconte qu'elle est généreuse et fauchée, cynique et spontanée, costaude et fragile, impatiente et rusée, boudeuse et sarcastique, partiale, passionnée, gourmande, joueuse, colérique, curieuse, unisexe.

   - Wouais, j'préfère dire unisexe ! Qui c'est qu'ça dérange ? Et j'préfère ça à bisexuelle ! Et ne me d'mandez pas pourquoi, j'saurais pas vous répondre !

   Elle raconte qu'elle est lâche et imprudente, pudibonde et effrontée, distraite et obstinée, saoule et sobre, insolente, incorrecte, incompétente, inconfortable, bavarde et taiseuse, bruyante et secrète, rigolote et dépressive, brutale et rêveuse, toute habillée et complètement nue.

   - J'voudrais, tout à la fois, que des flammes m'emportent et que des vents m'apaisent. J'voudrais que le soleil hurle, brûle, dévaste. Et, tout à la fois, qu'il s'arrête de bouger. Et qu'il s'éteigne, tout doucement, dans la paume de ma main. Ou qu'il fonde entre mes doigts. Comme un cube de glace ou une boule de neige.

   Des rires et des applaudissements fusent de tous côtés. Le visage de Jodi s'illumine. Des larmes lui montent aux yeux.

   - J'me demande quelquefois si les vers de terre attrapent le blues lorsque les pétards cessent de faire de l'effet.

   Jodi termine en racontant qu'elle a besoin de travailler, qu'elle chante à l'occasion mais qu'elle n'est qu'une serveuse, qu'elle ne peut pas participer à la grève mais qu'elle fait cause commune avec les grévistes.

   - Wouais, le syndicat, je m’demande où trouver ça, le syndicat réclame cinquante dollars à ceux qui chantent pendant la grève, je m’demande où trouver ça.

 

   Puis,

   puis il fait bientôt deux heures et demie, la cave va fermer.

   - On va ailleurs, beau gosse ?

   Jodi sourit. Elle propose à Manya de l'accompagner dans un bar des environs. Manger quelque chose. Un sandwich grillé au fromage. Chez Charlie.

   Manya règle l’addition et demande le chemin des toilettes.

   - Make it short! said Jodi, smiling. Je t'attends !

   Elle dépose sa guitare sur un tabouret, derrière le bar, salue ses copains grévistes qui se préparent à partir, salue tout le monde, la main droite sur le coeur.

   - Salut, salut, salut, salut ! Salut la compagnie ! Tchatchao !

   Salue Linda.

   - Bisous !

   - Merde alors, p’tite soeur, j'espère que tu sais c’que tu fais ! grimace Linda qui se lève brusquement et accompagne Jodi jusqu'à la sortie. Et si jamais ton jaloux il apprenait ça ? Tu t'imagines un peu comment il va réagir, non ?

   - Ça t' tourmente, ma grande ? se marre Jodi.

   - Fais gaffe à la lopema, ma petite !

   - La quoi ?

   - La longue et pénible maladie, petite  ! C’est comme ça qu’ça s’attrape !

   - Wouais, ça t'dérange, ça t'pose un blème, grande fille ?

   - Non peut-être ! Et surtout ne viens pas t’plaindre après, tu pourras pas dire que j’t’aurai pas prévenue, frangine !

   Les grévistes ramassent leurs pancartes, leurs banderoles et leurs calicots et les entassent dans le coffre à bagages d'un taxi de nuit aux sièges

   - Get out of my back !

   défoncés. De couleur jaune avec des reflets vaguement oranges. Repeint à la va-vite dans un garage de trafiquants de voitures volées.

 

   Linda-la-gouine fait mine d'ignorer Manya lorsqu’il sort des toilettes, racle le fond de sa gorge, se retient difficilement de cracher, se détourne.

   - Merci d'avoir pris le temps de venir, chérie. Merci d'avoir été avec nous. Thank yuh for coming ! Have a nice night !

   - Cu ! said Jodi, smiling.  Bisous !

   - I put a spell on yuh !

 

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Profil



 Didier de Lannoy
 delannoydidier@gmail.com



Après avoir, au Congo, mis le feu à tous ses manuscrits comme on brûlerait ses vaisseaux, Didier de Lannoy, en rentrant de son très long séjour africain, s’est dit qu’il était temps désormais de retrouver le chemin de l’écriture.
Après quelques nouvelles publiées dans diverses revues et un premier roman dont le titre provocateur (« Le cul de ma femme mariée ») prouvait que son auteur n’avait pas l’intention de rejoindre le club des écrivains bien pensants, Didier de Lannoy rédigea une première version de « Jodi, toute la nuit » qui fut adaptée à la RTBF par Violaine de Villers. Lors de cette expérience radiophonique, la comédienne Yolande Moreau interpréta le personnage de Jodi que l’on retrouve avec infiniment de plaisir dans ce roman étrange à plusieurs voix dont le style semble s’improviser au rythme d’un blues obsédant...

Alain Brezault

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