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19 juillet 2010 1 19 /07 /juillet /2010 16:14

 

 

   Derrière une manta bolivienne suspendue à deux clous : la chambre à coucher, la TV d'occasion et le vieux Pentium posés sur des tréteaux, le magnétoscope et la console de jeux électroniques.

   Le coin douche et les toilettes dans un placard entrouvert. Des sous-vêtements traînant par terre, sales et poussiéreux. Des collants rouges pendant à un fil accroché à la structure métallique rouillée de la cabine.

   - On s'fume un bedo, Man ?

   Le lit défait, à même le sol, sur un tapis. Playground. Laboratoire. Terrain d'échanges et d'expérimentations. Quelques feuilles de menthe fraîche semées négligemment sur le duvet. Des débris de chips et des cure-dents en plastique. Deux ou trois coussins cradingues.

   Une tasse ébréchée remplie de mégots consumés jusqu'au filtre.

   Quelques vêtements pliés dans une valise.

   Une grande boîte en carton contenant des revues de mode, des antidépresseurs, des hypnotiques, des anxiolytiques, des préservatifs, un appareil de prise de vue, une petite paire de ciseaux, une bible érotique en BD, des foulards de soie et des romans d'amour à l'eau de rose.

 

   Et un album de photographies.

   Avec des clichés de mecs. Et de nanas. Surpris pendant leur sommeil. Ou accoudés au comptoir d'un single bar. Beaux ou moches. A poil ou fringués. Et des annotations manuscrites.

   - …

   - Wouais, mon tableau de chasse !

   - …

   - Bien sûr, beau gosse ! Evidemment qu'tu peux regarder !

   - …

   - Wouais, tous les mecs pour lesquels j'ai mouillé, beau gosse ! Et les nanas aussi, si tu vois c'que j'veux dire ! Ça t'pose un blème peut-être ?

   - …

   - Mais noooon, pas Linda ! De quoi tu m'parles là ! J’ai rien à foutre de c’te bonne femme ! Elle est beaucoup trop exclusive et vraiment trop râleuse ! I don’t give a shit about her ! said Jodi, smiling. J’pourrais jamais aller dans ses draps roses, à c'te meuf-là

   - …

   - Wouais, des photos et même des commentaires critiques, beau gosse. La date, l'endroit, l'heure, les alcools bus, les joints fumés, les façons et le style, les fantaisies et les extravagances, les points forts et les p'tites faiblesses, les points attribués, tout !

   - …

   - Wouais, le nom aussi, quand j'ai pensé à l'demander. Et si jamais j'me l'rappelle. Ou quelquefois l'prénom seulement.

   - …

   - Wouais, et quelques touffes de poils pubiens, beau gosse !

   - …

   - Wouais, attachés avec du scotch en dessous d'certaines photos !

   - …

   - Wouais, chaque fois que c'était possible, beau gosse ! Les circonstances ne s'y prêtaient pas toujours, si tu vois c'que j'veux dire.

 

   Vieilles baskets pourries, boudant dans un coin de la pièce, schlinguant la pisse de rat crevé. Chiottes fêlées. Chasse d'eau qui n’arrête pas de pleurnicher. Ecoulement de la douche bouché par une serviette de bain.

   Des bâtonnets d'encens fichés dans des pots de fleurs desséchées.

   Sur une caisse étagère, une figurine en plasticine représente une frangine, à quatre pattes, qui se fait enculer par un voyou.

   Ce n'est pas elle. C'est lui. C'est Jimmy. D'ailleurs, elle n’est pas sculpteur. Elle n'est qu'une serveuse. Et elle n'est le modèle de personne.

   - C'est clair ?

 

   Barrière d'orties et de chardons.

   Nid de fauvette dans les ronciers, Jodi a la bouche discrètement aromatisée, fruitée, avec de très fines bulles au coin des lèvres.

   -  Essaie de me séduire, Man !

   Sucrée au bout, salée sur le côté, amère au milieu, acide en arrière.

   - Aide-moi à enlever mon pull, beau gosse ? Et à déboutonner ma chemise ? Et à dégrafer mon soutien-gorge ? J'ai besoin d'air, Man, j'ai tellement chaud.

   Des seins juteux, viandeux. Moulés à la louche et au carafon. Elevés en famille, au ranch, à la levure de bière et au jus de fumier. Nourris de glands et de châtaignes. 

   Les tétons tendres et fins, au goût de beurre et d'asperge, avec une légère saveur d'autre chose, rafraîchissante, acidulée.

   Les paupières en dentelle.

   Les soies et les cristaux. Les huiles et les baumes.

   Les parfums plus profonds qui bientôt se libèrent, s'abandonnent, se mélangent.

   Inattendus. Euphorisants. 

   Poivre d'Indochine. Mélisse et cumin. Gingembre et cannelle. Rhubarbe. Girofle et réglisse. Lavande et fougères. Piments macérés dans du miel.

   Attaches et boutonnages.

   Fleurs de courgettes. Buissons de myrtilles. Pissenlits sauvages. Herbe fraîchement coupée.

   - Tu peux m'enlever les baskets, Man ? Mes jambes sont tellement loin. J'ai envie de poser ma nuque sur un nuage, tu peux pas savoir ! Ou sur une feuille de nénuphar. Ou sur l'oreille d’un éléphant. J'ai envie de m'laisser aller, Man, de m'laisser flotter. J'voudrais que tu bines le sol autour de moi pour en casser la croûte. J'voudrais que tu m'pailles les pieds.

 

   Jodi enlève sa ceinture et se fait sauter les boutons qui lui compriment le ventre. Avec les doigts. D'une seule main.

   - Et mes jeans, beau gosse ? Mes jeans de velours mauve ? Mes jeans de ver de terre ? Aide-moi. Epluche-moi. Emiette-moi. Dépiaute-moi. Tiens-moi délicatement entre le pouce et l'index. Pousse, tire et sors la chair. Décortique-moi. Dénoyaute-moi. Fais glisser ma petite culotte. Déshabille-moi tout'entière, très doucement, très lentement, j'suis tellement fatiguée, Man, je m'sens tellement bien…

   Filet de lotte tiède au citron vert sur un lit de fenouil à la vinaigrette et poivre rose.

   Poils pubiens qui frissonnent, se frôlent, s'effleurent, s'électrisent, s'exaspèrent, se détendent, s'entremêlent.

 

   Acceptant de se donner sans livrer bataille.

   - J'voudrais que tu m'pétrisses le dos, à l'ancienne, comme on travaillait la pâte à pain dans les vieux livres de cuisine.

   Fines tranches de langouste sur un lit de salade avec quartiers d'orange pelés à vif et jus d'agrumes rehaussés de filaments de poireaux frits.

   - La nuque aussi.

   Eau de pluie, eau de ruisseau, eau de source, eau de puits

   Allumettes iraniennes et mouchoirs syriens.

   - Et le cou. Et les épaules aussi.

   Massage des chevilles, du talon et des orteils. Massage du nez, des sourcils, de la pommette des joues, des pavillons auriculaires, de la lippe et du menton, des poignets. Mouvements lents et légers. Fraise des seins effleurée du bout des doigts. Pressions exercées sur les mamelons. Hanches souples sous les pouces. Pressions rapides et profondes. Oreille posée sur le petit ventre rebondi. Joues frottées contre le pubis. Duvet lissé et tressé à la main, avec tendresse.

   - Dévore-moi, lentement, toute crue.

  

   Cinq heures et demie, approximativement. Manya s'est endormi. Les yeux et la bouche grand ouverts. Les orteils en éventail.

   - Réveille-toi. Et dis-moi comme je suis belle quand j'viens d'faire l'amour.

   Jodi lui caresse le visage et remonte son oreiller. Doucement. Elle lui passe l'auriculaire dans l'oreille. Doucement. Elle lui écarte les jambes. Doucement. Et lui taquine les couilles avec un foulard de soie. Doucement. Jusqu'à ce qu'une solide érection l'arrache à son sommeil. Elle fait rouler sa verge entre ses doigts, entre le pouce et le majeur. Et lui coupe quelques poils près du sexe avec une petite paire de ciseaux.

   - …

   - Pour mon album. Ça t'dérange ?

   Elle joue au chat et à la souris avec ses pelotes de glandes poilues, lui lèche le joint, lui grignote la noisette. Sans haut-le-coeur, sans rien cracher.

   - …

   - De quoi tu m'parles là ? Ton pcm ? Vraiment ? Ça te prend toi aussi, beau gosse ? Get two for the price of one ? said Jodi, smiling.

   - …

   - Wouais, comme tous les autres.

   - …

   - Noon, mais t'as vu l'heure, Man ? T'as vu l'heure qu'y fait !

 

   Jodi sourit. Elle se retient de mordre.

   Elle prend une douche, se frictionne au gant de crin, s'applique rapidement du lait hydratant sur tout le corps, se passe une serviette entre les cuisses et se la met en turban autour de la tête pour se sécher les cheveux.

   Les yeux, les oreilles et les mèches en désordre, elle explique à Manya que son copain à elle, celui-là même qu'elle vient à peine de virer, son Jimmy, qu'il est férocement jaloux, sacrément possessif et foutrement violent, qu'il a gardé les doubles des clefs de la porte d'entrée et que c'est bien possible, après tout, qu'il ramène sa sale tronche de vipère, tout à l'heure, dans une de ses bagnoles volées ou trafiquées, ici même, avec sa meute de camés, histoire de reprendre le pouvoir, de pisser sur les meubles, de marquer son territoire.

   - Ou d'tremper une dernière fois "ch'on bich'cuit dans ch'on vach'e de ch'ade", comme y disait.

   - …

   - Wouais, sous prétexte de rev'nir chercher quelques affaires personnelles Ou sa console de jeux et ses cassettes de films de cul. Ou d'reprendre ses graffitis de chiottes et ses étrons en plasticine.

   - …

   - Wouais, ses oeuvres, quoi  !

 

   Jodi dit qu'on ne sait jamais et qu'il vaut mieux être prudent et que lui, Manya, aurait plutôt intérêt à décamper, vite fait, avant qu'il ne soit trop tard.

   - …

   - Wouais, un gnace venu d’ailleurs et s'activant sur son putain d'matelas pneumatique, Man ! Un étranger soufflant dans les pipettes de sa lulu !

   - …

   -  Wouais, tu peux comprendre, l'artiste risque de n'pas trouver ça très drôle, Man !

 

   Jodi ajoute, en rigolant nerveusement, qu'elle ne voudrait surtout pas qu'il lui arrive quelque chose de méchant.

   - ...

   - Qu'on t'arrache la putain de queue et les deux oreilles, tiens !

   - …

   - Wouais, ou quelque chose dans l’genre, si tu vois c’que j’veux dire ! se marre Jodi.

   Et ça grince.

 

   Une blouse de sculpteur nouée en pagne autour des reins, Jodi glisse sa petite culotte, fertilisée par des odeurs prenantes, dans la poche arrière droite des jeans de Manya.

   - Oublie-moi ! Forget me ! I don't give a shit about you ! said Jodi, smiling. J’en ai rien à branler de ton p’tit cul !

   - ...

   - Bury me ! said Jodi, smiling.

   - ...

   - Wouais, et si jamais tu fais un tour du côté du cimetière et que tu viens chialer ou pique-niquer sur ma tombe, n'te trompe surtout pas, Man ! Faudrait quand même pas qu’tu prennes ma p'tite culotte pour ton mouchoir d'endeuillé ! Ou pour une serviette de table, si tu vois c’que j’veux dire ?

   - ...

   -  Retiens-toi d’éternuer en public, Man !

   - …

   - Oublie-moi ! Enterre-moi, Man ! Et prends bien soin d'toi ! Et que les prêtres te coupent les cheveux, beau gosse ! Et que les diables te gardent chez eux, en enfer ! dit Jodi.

   Et ça grince.

 

   Sa coiffure "on vient d'baiser comme de divins mammifères", son sourire "ça m'plairait bien qu'on remette ça un d'ces jours", ses yeux ensommeillés "on aurait quand même pu glander au lit toute la journée, non ?".

   Manya se sent défaillir.

   Ses joues colorées, son regard de myope, ses dents de jeune louve.

   Manya craque.

   Et n'arrive plus à se retenir. Laisse tomber sa garde, abandonne, se lâche, avoue. Et se déclare franchement. Et dit à Jodi qu'elle va lui manquer.

   Et que c'est vrai, quoi ! Et qu'il tient absolument à la revoir, quoi ! Et qu'il la recontactera, quoi !  Sûrement, quoi ! Lorsqu'il reviendra de son voyage dans le Sud, quoi !

  Fourmillements aux extrémités des doigts et des orteils, picotements dans les oreilles, bouffée de chaleur lui parcourant tout le corps, Jodi se retient difficilement de pisser quelques larmes. Elle embue ses manettes et cache ses yeux humides derrière un appareil photo.

   - Tu permets qu'je prenne une pose, beau gosse ?

   - …

   - Wouais, bien sûr, beau gosse, pour t’faire entrer dans mon disque dur ! Me rappeler ta p'tite gueule d'amour ! Enrichir ma collection de trophées érotiques ! Rien ne t'échappe, Man ! T'as tout compris !

   - …

   - Ça dérange qui ? T'as p't-être un blème, beau gosse ?

 

   Jodi se marre. Elle s'ébouriffe la tignasse, suçote la branche intacte de sa paire de manettes, en nettoie les verres avec du papier cul, se frotte les yeux avec une manche de sa blouse. Et ça grince.

   - Ne m'demande pas de n'pas pleurer.

   - …

   - Et puis merde, sursaute-t-elle, tout compte fait, j'ai pas trop envie qu'tu m'gerbes tout de suite, Man. J'ai besoin de changer d'air, de voir d'autres gens, de m'retrouver ailleurs. J'ai quelquefois besoin que quelqu'un me r’garde, qu'y me d'mande de tout arrêter et qu'y prenne soin de moi. J'ai besoin d'vivre une véritable histoire d'amour.

   - …

   - Wouais, Man, une histoire d’amour toute simple. Un roman ordinaire. Ni sordide, ni sinistre, ni désespéré.

   - ...

   - Wouais, sans violences, sans meurtres et sans agressions. Sans cuites à la bière ou au bourbon. Sans coke, sans crack et sans ecstasy. Sans coups d'matraque et sans cassages de gueule. Sans trahisons d'Etat, actes de terrorisme, trafics d’armes et d'marchandises volées. Sans strip-tease et sans partouzes. Sans viol et sans kidnapping.

   - …

   - Wouais, Man, une stupide histoire d’amour. Comme on en fabrique dans les ateliers d'écriture. Avec une situation initiale plutôt chiante, des conflits qui surgissent, une tension grandissante, des développements surprenants, quelques rebondissements inattendus et une situation finale tout à fait gaie, si tu vois c'que j'veux dire.

   - …

   - Pendant trois jours au moins.  Un long week-end, quoi !

   - …

   - Quelques semaines tout au plus, beau gosse, si ça peut t'rassurer. Je n'suis pas très exigeante et je n'me fais plus trop d'illusions. J'suis blindée.

   - ...

   - Wouais, mais ne t’inquiète pas, Man, c'est pas si grave que ça. Ça m'prend de temps en temps, quand les pétards cessent de faire de l'effet et qu'j'attrape le blues. Mais cela n’dure jamais très longtemps.

   - ...

   - Je t'accompagne, Man, tu m'autorises ? Tu m'racontes pas des craques ?

   - ...

   - Tu m'paies l’voyage, Man, c'est vrai ? Tu m’prends en charge, comme je suis, tout'entière, toute habillée, toute nue ? Râleuse et enjouée, soupe au lait, cyclothymique ?

   - ...

   -  Avec mes toux de l'aube, mes bouderies du p'tit-déjeuner, mes colères de l'après-midi et mes saignements de nez en début d'soirée ? 

   - …

   - Et mes crises de hoquet ?

   - …

   - Wouais, ça m'prend chaque fois qu'je sors un gros mensonge et que j'me retiens très fort de rigoler.

   - …

   - Et mes sarcasmes ? Et mes envies d'trop parler quand je suis pétée ? Et l'foutoir de ma chambre ? Et les assiettes entassées dans l'évier ? Et les casseroles déposés sur le sol ?

   - …

   - C'est vrai ? Totalement ? D'la racine des ch'veux à la pointe des pieds ? T'assures le lit, la conversation, la bouffe ? Et les paquets d'tabac aussi ?

   - ...

   - Wouais, mais t'es bien sûr que t'as tout c'qu'y faut pour tout ça, Man ? La tête sur les épaules et les dollars en poche ? T'es bien sûr de n'pas faire une grosse connerie ?

   - …

   - Et tu f’ras aussi réparer les branches de mes manettes et remplacer les serrures d'la porte d'entrée d'mon palais ?

   - ...

   - Et peut-être que j'pourrai aussi, quelquefois, te d'mander gentiment de m'préparer une omelette ?

   - ...

   - Aux champignons, bien sûr ! J'imagine que ça n'te pose plus d'problème maintenant.

- …

   - Et tu f'ras ton tour de vaisselle ? T'achèteras les céréales, les oeufs en poudre et le bacon à la Grocery du Coréen, au coin du Block ? Tu r'passeras tes caleçons toi-même ? Tu r'coudras les boutons d'braguette de tes pantalons ? Et t'oublieras pas d'relever la planche du WC quand t'iras pisser, beau gosse ? Et d'la r'baisser après ? Et tu t'retiendras de péter au lit ? Et tu t'arrêteras de m'poser des questions stupides ?

   - …

   - Tu pourrais quand même faire des efforts, non ? 

   - …

   - Wouais, mais j’te préviens, Man, je suis rigolote et dépressive. J'ai mauvais caractère et ça m'plaît tout à fait d'être comme ça. Take it or leave it ! said Jodi, smiling.

   - …

   - Et ne m'reproche jamais d'être ce que je suis, Man ! En quoi voudrais-tu que j'me change ?

   - …

   - Wouais, j'suis désolée d'être ce que j'suis mais, à dire vrai, j'n'en suis pas vraiment fâchée. Et puis, j'n'apprécie pas tellement qu’on me contredise ou qu'on me mène en bateau.

   - ...

   - Cos I'm free ! said Jodi, smiling.

   - …

   - Wouais, j'suis parfaitement capable de m'faire offrir 2 bouquets de roses et de m'faire servir 2 bourbons, 2 entrées, 2 plats, 2 desserts, 2 doubles cognacs et 2 cafés rien qu'pour faire chier l'connard qui m'invite à assister à une coupe-derby de base-ball opposant les Yanks et les Mets et qui m'entraîne ensuite au Tournant ou chez Hono.

   - …

   - Wouais, et qui m'propose de passer la fin d'la soirée au Fame Club 2003 ou à la Casa Latina ou au Cartagena et qui s'imagine qu'y va pouvoir me soûler de slows, de rumba ou de salsa et m'emballer dans une feuille de bananier et m'cuire sur un feu de braises et m'culbuter à l'oeil sur la banquette arrière d'sa bagnole, dans le parking d'un motel, au p'tit matin, à l'heure de la rosée, si tu vois c'que j'veux dire, beau gosse.

   - …

   - Wouais, mais je n'supporte pas non plus les conserves de viande et les plats préparés à réchauffer au micro-ondes. Et pourtant je n’suis pas encore végétarienne, Man. J'adore le homard du Maine et le mouton de Pennsylvanie. Et j'aime les T-bone steaks. En provenance directe d'un ranch d'Arizona. Epais. Grillés. Sanglants, si tu vois c’que j’veux dire.

   - …

   - Et j'raffole aussi du poisson d'Alaska ou de Californie, tu peux pas savoir !

   - ...

   - Cru. Amer. Cuit au citron vert ou dans du lait d'coco. A la japonaise ou à la polynésienne, si tu vois c'que j'veux dire.

   - …

   - Wouais, mais j'déteste les brocolis et le sirop d'érable !

   - …

   - Et j’te préviens aussi, Man, je n'serai jamais la p'tite femme chérie qui t'attendra au retour du bureau, chaque soir, table mise, bière au congélateur, petits plats au four, toute parfumée, toute chaude, toute frémissante, en nuisette transparente, toujours prête à te donner raison, toujours prête à se reconnaître des torts, des larmes d'émotion lui jaillissant des yeux, t'mettant un collier d'fleurs autour du cou et s'trémoussant langoureusement à la hauteur d'ta braguette, beau gosse.

   - …

   - Wouais, et j'me péterai la gueule autant qu'je voudrai. Et j'irai voir mes potesses et mes frangins quand j'voudrai. Et j'rentrerai à l'heure qui m'plaira. Ça t'pose un blème ?

   - …

   - Et puis tu dois bien savoir que j'n'ai jamais été et que je n'serai jamais la femme d'un seul voyou, beau gosse. Tu dois bien comprendre ça. Et que j'n'aime pas trop qu'on m'prenne la tête, si tu vois c’que j’veux dire.

   - ...

   - Et, de toute manière, j'continuerai à m'rouler mes clopes et mes joints, que tu l'veuilles ou que tu n’le veuilles pas ! Et à bosser si ça m’branche ou à n'rien foutre si ça ne m’branche pas ! Et à m'lever tôt le matin ou à paresser sous mon duvet jusqu'au milieu de l'après-midi !

   - ...

   - Cos I'm free !said Jodi, smiling.

 

   Jodi écrase nerveusement son mégot sur le rebord de la fenêtre et donne à Manya l'adresse d'un snack 24 hours où Vince Hutchinson assure le service de l’aube.

   Facile à trouver. A proximité d’une station du métro. Près d’un carrefour. Pas trop loin de la gare routière.

   - On s'retrouvera là-bas, dans une heure, Man.

   - ...

   - Wouais, dans une heure et demi tout au plus, j'te raconte pas d'craques,  okay ?

   - …

   - Qu'est-ce que tu débloques encore ? Tu r'commences à péter les plombs ? T'avais pourtant promis de n'plus m'poser de questions stupides, non ?

   - …

   - Wouais, tu m’laisses simplement le temps de m'organiser, quoi ! Le temps de régler quelques p’tites affaires, quoi !  Et d'déposer mes clefs chez Linda.

   - …

   - De quoi tu m'parles là ? A peine qu'on se connaît et déjà t'es jaloux ? Toi aussi ? Comme mon Jimmy ! Comme tous les autres ! T'es mal dans tes pompes ou quoi ? T'as sûrement un blème, beau gosse ! se marre Jodi.

   Et ça grince.

 

6-2

 

   Kevin Jones, un chrétien ordinaire, sortant sa belette d’appartement.

   Se faisant prendre à partie par une meute de jeunes drogués. S'enfuyant sans demander son reste. Abandonnant son animal de compagnie. Dans un parking. En plein air. Et le caddie de supermarché dans lequel il transportait le corps de Dotty, sa grognasse alcoolique, ex-veuve de Darren Fisher, le pasteur suicidé.

   Découpée en morceaux sur la table de la cuisine de l'appartement du couple. A la scie à métaux et au hachoir.

   - Comme ça, ma p’tite chérie, tu n’pourras plus nous attirer d’emmerdes!

   En deux dans le sens de la longueur. En gigots de chevreuil et en épaules de mouton. En steaks de boeuf et en côtelettes de veau. En tripes de chèvre et en carbonnades de porc. En couenne et en lardons.

   Paquets emballés dans des sacs en plastique et de vieux journaux.

   Refermés avec du ruban adhésif renforcé « duct tape » et des élastiques de bureau.

   Soigneusement.

 

   Paire de platform-boots rouges-vernies, hautes de 14,7 centimètres, usées par les trottoirs, flottant à la surface des eaux mazoutées, servant de bouée de

   - I feel bad !

   signalisation au cadavre de Little Mary, la mère de Babe.

   Battue, violée, défoncée, étranglée, éventrée. Puis jetée dans l’Hudson par Cobra Gabe et Varan Joe

 

   Dow-Jones battant son record en cours de séance (9.870, 15 points), à moins de 130 points du cap psychologique de 10.000 points.

   Incendie dans un dépôt d'épaves de voitures. 

   Hululement des sirènes de pompiers.

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Profil



 Didier de Lannoy
 delannoydidier@gmail.com



Après avoir, au Congo, mis le feu à tous ses manuscrits comme on brûlerait ses vaisseaux, Didier de Lannoy, en rentrant de son très long séjour africain, s’est dit qu’il était temps désormais de retrouver le chemin de l’écriture.
Après quelques nouvelles publiées dans diverses revues et un premier roman dont le titre provocateur (« Le cul de ma femme mariée ») prouvait que son auteur n’avait pas l’intention de rejoindre le club des écrivains bien pensants, Didier de Lannoy rédigea une première version de « Jodi, toute la nuit » qui fut adaptée à la RTBF par Violaine de Villers. Lors de cette expérience radiophonique, la comédienne Yolande Moreau interpréta le personnage de Jodi que l’on retrouve avec infiniment de plaisir dans ce roman étrange à plusieurs voix dont le style semble s’improviser au rythme d’un blues obsédant...

Alain Brezault

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